Je suis ce que je pense

Lu pour vous: Article dans L’illustré du 13 octobre 1999


Christoph Blocher en campagne

Entrepreneur, financier, parlementaire, tribun, chef de parti… Mais comment fait Christoph Blocher pour se multiplier sur tous les fronts? L’Illustré a suivi deux jours durant la grande star de la petite comédie politique suisse.

Par Phillipe Clot, le 13 octobre 1999

Zurich appartient à ceux qui se lèvent tôt. Christoph Blocher se lève tous les jours à 5 heures et demie. “Comme les paysans”, nous fait remarquer l’ancien élève agriculteur. Il se prépare un café, qu’il boit dans sa bibliothèque en écoutant du Mozart. Sous ses yeux, le lac de Zurich projette des reflets encore lunaires sur toute la largeur des immenses baies vitrées.

Dans sa nouvelle propriété de Herrliberg, ceinturée par un extravagant mur d’enceinte et protégée par une batterie de systèmes d’alarme, le leader industriel et politique profite de ce moment de solitude pour rassembler ses idées. Il peut aussi compter sur ses oeuvres d’art pour trouver l’inspiration: Anker, Hodler, Segantini ou encore Giacometti se disputent la blancheur immaculée de ces grandes pièces aseptisées. “Je n’aime pas beaucoup les musées, même si j’en visite régulièrement. Je me suis donc constitué cette collection, car j’estime qu’il faut vivre avec les oeuvres d’art pour les apprécier à leur juste valeur. Et je prends plaisir à changer régulièrement de tableaux aux murs. Je n’hésiterais pourtant pas à me séparer de cette collection privée si mon entreprise EMS-Chemie devait connaître des difficultés. Ce hobby n’a rien de spéculatif.” Enchanté de notre intérêt, il nous fait faire le tour d’une partie de sa fabuleuse collection qui chante l’époque révolue d’un monde majoritairement rural et d’un petit peuple aux bras noueux. C’était avant la dilution des valeurs, avant le nivellement des cultures. C’était la Suisse indépendante et neutre chère au chef de l’UDC zurichoise. C’était il y a un siècle, une éternité.

Ce matin-là, Christoph Blocher se prépare à endosser un rôle qu’il n’affectionne guère, celui de conseiller national: “Le travail au Parlement est lent et convenu. Il n’y a pas de vrais débats. Ce rituel m’ennuie affreusement. Pourtant, dans la salle des pas perdus, mes collègues expriment parfois des avis tranchés. Mais quand je les encourage à répéter leur opinion à la tribune, ils se défilent. Tout cela me pousse à être souvent absent des sessions. Mais, quand c’est nécessaire, je suis présent.”

Cet organisateur méthodique profitera de son pensum bernois pour donner rendez-vous près de la Coupole fédérale à l’ambassadeur de Finlande puis aux responsables de l’Asin. Et, le soir, retour à Zurich où il passera à la télévision privée Tele 24. Cette période de campagne électorale transforme son quotidien en un marathon qui commence à l’aube et se termine vers minuit. Mais, à aucun moment, ne surprendrons chez lui le moindre signe de lassitude ou de contrariété. Le personnage semble mû par une énergie renouvelable.

L’intermède pictural terminé, nous partons pour la capitale dans la Volvo aux vitres arrière fumées. “Remarquez que ma voiture a déjà plus de 200 000 kilomètres au compteur”, nous précise notre hôte, comme pour prouver son sens de l’économie. Le dévoué chauffeur est inquiet du retard pris sur l’horaire. Mais son patron conserve un calme olympien. Christoph Blocher est le plus agréable des interlocuteurs: attentif, amical, attentionné… Où est passé le tribun survolté, le cannibale du verbe? Sa parfaite capacité d’adaptation à son environnement est une des clés de son succès. C’est le signe du leader-né: déchaîné face au nombre, charmeur en tête à tête, toujours en avance d’un costume.

A 8 heures pile, l’industriel appelle un à un les directeurs de son entreprise sur son téléphone mobile. Le ton est affable, quoique paternaliste. “Même si je n’ai rien de précis à leur dire, je les appelle, explique-t-il. Et rien qu’au timbre de leur voix, je comprends pas mal de choses.” L’homme se pique en effet d’être psychologue. Et il l’est bel et bien, à sa manière, en se montrant très attentif aux gens. “Ce qui me motive, c’est le contact direct. C’est là qu’on travaille vraiment, que ce soit dans une entreprise ou en politique. Les théories abstraites du management moderne, je n’y crois pas. Un patron doit montrer qu’il est fidèle au poste”, explique-t-il avec une simplicité désarmante.

Même les inévitables enquiquineurs lui tenant la jambe, il les traite avec respect. On le devine pourtant constamment aux aguets. Chaque minute doit être exploitée avec le maximum d’efficacité. Chaque voix compte. Chaque parole échangée peut être porteuse d’enseignement.


“Je n’attire pas que des personnes âgées”

La veille de ce déplacement à Berne, il avait pu donner la pleine mesure de son appétit de contact, d’abord devant un parterre de cinq cents anciens à Zurich. “Vous avez bien compris qu’il s’agit d’une association de seniors, n’est-ce pas? N’allez pas écrire que je n’attire que des personnes âgées!” s’inquiète-t-il tout de même, en parfait connaisseur des médias. Laissant cet après-midi-là les thèmes délicats comme celui de l’asile à des membres de sa section cantonale, il ne s’exprime que sur l’Union européenne. Face à cet auditoire aux tempes grises, le défenseur de l’Alleingang n’aura pas à forcer son talent pour susciter des murmures d’approbation. Autre ambiance un peu plus tard à Winterthur, dans la grande salle de l’école d’agriculture de Wülflingen, où le jeune Blocher avait appris le métier de paysan, avant de se lancer dans le droit. Il s’agit ce soir-là de soutenir le candidat local de l’UDC au Conseil national. Blocher s’empare d’abord du pupitre comme s’il voulait l’étrangler. Ses manches de veste lui remontent jusqu’aux coudes, dénudant des bras nus et velus de travailleur. Cultive-t-il savamment ce look populaire ou est-ce naturel chez ce fils de pasteur? Ce qu’il y a de sûr, c’est que son tonitruant “meine Damen und Herren…” réveille toute la salle. Et c’est parti pour trois quarts d’heure d’un sermon très laïque.


Il sert la soupe brûlante avec une louche d’ogre

Cabarettiste, camelot, bateleur, fou du roi… Doktor Blocher cède la place à une sorte de Mr. Bean alémanique. Une heure auparavant, il répondait avec mesure aux questions d’une journaliste de la BBC. Maintenant, face à son auditoire, cet ennemi de la tiédeur sert la soupe brûlante avec une louche d’ogre. Pour relancer l’intérêt de la salle, il dispose d’un réservoir de bons mots dans lequel il puise toutes les cinq minutes. Il sait en outre moduler le ton et le volume de sa voix. Et, surtout, il regarde son public dans les yeux.

Seule autochtone à ne pas succomber au charme blochérien, une journaliste alémanique se retourne vers le journaliste welsche avec un air atterré: “Je vous en supplie, ne dites pas à vos lecteurs que c’est cela la Suisse allemande.”

Ce soir-là, Christoph Blocher commencera par une anecdote autobiographique faussement dévalorisante: “Il y a quarante ans, j’étais élève de cette école. Un de mes professeurs m’avait dit: “Blocher, vous êtes si insolent et si méchant que vous n’arriverez jamais à rien!” Et les quatre cents citoyens présents sont déjà dans sa poche. Le tribun peut alors passer au plat de résistance: la démolition tous azimuts des idées à la mode auxquelles il oppose des valeurs anciennes. Les sonorités gutturales du dialecte accompagnent idéalement la virulence des attaques. Dans ce fief socialiste, où la grande entreprise Sulzer traverse une mauvaise passe, le tribun expose son credo économique: moins d’impôts, moins de bureaucratie et plus de gens compétents dans les conseils d’administration.

Mais la mauvaise farce de l’Expo.01 lui permet aussi d’épingler ironiquement l’incurie du pouvoir fédéral. Puis il en vient à l’Union européenne porteuse, selon lui, de faux espoirs et au concept d’ouverture de la Suisse à l’étranger, tous deux balayés d’un revers de la main. Les notions sacrées de liberté et d’indépendance viennent renforcer cette ode au féodalisme ultralibéral. Et le bon peuple d’applaudir chaleureusement ces promesses d’une société à deux vitesses, certes, mais qui cultiverait les mêmes valeurs, la même musique folklorique, les mêmes mythes, le même goût du jardinage. Pratiquée dans un pays en pleine crise d’identité, la méthode rassure.

Dans la petite comédie politique fédérale, Blocher fait tache en endossant simultanément les rôles de Guillaume Tell, du grand méchant loup et de l’industriel providentiel. Mais en bousculant seul contre tous les nouveaux tabous du politiquement correct, il fait surtout recette. “Mes opinions tranchées me valent bien sûr des attaques violentes. Je dois faire particulièrement attention dans les sujets les plus émotionnels comme le droit d’asile. Mais je m’efforce toujours d’être sincère. Je suis ce que je pense. Et ce que je pense, je le dis avec autant de clarté que possible.”

Au lieu de diaboliser sottement le ténor de la droite dure, ses adversaires feraient sans doute mieux de faire comme lui: sortir de leur villa, aller à la rencontre des gens, les écouter et leur parler sans détour. En un mot, ils gagneraient à faire de la politique.

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