Les recettes de l’entrepreneur selon Christoph Blocher
Interview dans L’Agefi du 2 septembre 1997
Se concentrer sur les points forts de l’entreprise permet d’éviter de tomber dans les modes de type fusion et acquisition.
Michel Donath
L’homme politique est très connu. L’homme d’affaires beaucoup moins. Et pourtant Christoph Blocher, le président du conseil d’administration et CEO (chief executive officier) d’EMS, a su mettre la valeur actionnariale au premier plan. La société grisonne a régulièrement performé comme le marché. Depuis avril 1993 elle bat même très largement l’indice SMI. Dans une interview accordée à l’AGEFI, Christoph Blocher explique les raisons de son succès.
Les affaires d’EMS sont très lucratives en termes de flux de trésorerie et par rapport au résultat. EMS parvient ainsi à dégager un free cash-flow important chaque année. Dans quelle mesure cette tendance se poursuivra-t-elle?
Christoph Blocher: Notre objectif est précisément de générer un free cash-flow élevé. Il est clair qu’en cas d’année difficile pour notre business, de très mauvaise conjoncture ou de fluctuations monétaires extrêmement défavorables nous ne parvenions pas à atteindre notre objectif. Bien sûr dans ce cas là il se pourrait qu’au terme d’un exercice nous ne dégagions aucun free cash-flow, sans pour autant signaler une perte ou un cash drain, ce dernier cas étant exclu. Cependant si les affaires se déroulent de façon normale le niveau du free cash-flow dépasse généralement les 50%. Ces dernières années il fut même nettement supérieur car nous avons réussi à dégager un résultat financier très honorable. En 1997 également il se maintiendra à un niveau élevé, car nous serons en mesure de générer à la fois un résultat opérationnel et financier digne de notre réputation. A l’avenir nous prévoyons également une bonne tenue du free cash-flow, puisqu’il continuera à franchir le seuil des 50%.
Ce qui signifie qu’EMS sera capable de maintenir sa marge d’exploitation?
Blocher: Absolument. C’est notre objectif et il nous semble tout à fait réalisable.
Quels sont les types de produits pour lesquels vous voyez le meilleur potentiel de croissance rentable?
Blocher: Nous avons de bons produits et pourtant nous n’avons pas la possibilité de croître dans chaque domaine. Dans l’ingénierie nous avons épuisé notre potentiel et dans les détonateurs pour airbags, chez EMS-PATVAG, le marché est limité. En revanche, nous envisageons un avenir radieux chez EMS-DOTTIKON, dans la chimie fine, où notre volume d’investissement sera important et où, selon nos prévisions, la croissance du bénéfice franchira le cap des 20% au cours des prochaines années. Deuxième domaine de prédilection, les matières synthétiques polymères, en particulier les thermoplastes, fabriqués par la division EMS-CHEMIE, avec lesquelles nous disposons d’une excellente gamme de produits et où notre potentiel de croissance est remarquable aussi bien en Europe, où le point d’ancrage demeure la Suisse, qu’en Amérique et en Asie.
En d’autres termes EMS tend à réaliser un tiers de son chiffre d’affaires sur chacun de ces trois continents?
Blocher: Probablement pas. Notre marché principal reste comme par le passé le Vieux continent (72,5% en 1996/97). Mais nous sommes arrivés à un stade où ce dernier est tellement bien couvert par nos soins que nous ne progressons plus qu’avec le marché. Par conséquent, la croissance en Europe sera relativement limitée. En Asie, par contre, toutes les portes sont encore ouvertes. Quant à l’Amérique elle ne nous est pas fermée, bien au contraire, mais nous constatons que les Américains attachent moins d’importance à la qualité des produits que les Européens, car les standards sont plus élevés sur le Vieux continent.
Qu’en est-il de l’Amérique du Sud?
Blocher: Notre présence y est minime, parce que les produits de haute qualité que nous fabriquons exigent des standards très élevés de la part des usines locales. Il en résulte que même en Asie nous ne sommes bien implantés que dans quelques pays comme le Japon, où notre positionnement est excellent, Taïwan et Singapour. En Chine, pays dans lequel nous commençons doucement à pénétrer, cela prendra encore beaucoup de temps. Ainsi dans l’ingénierie notre part de marché est substantielle, tandis que dans les thermoplastes et la chimie fine la Chine est encore effacée.
Pourtant certaines études montrent que l’Amérique du Sud se trouve dans la même situation que l’Asie il y a 10 ans?
Blocher: Raison pour laquelle nous gardons les yeux ouverts. Notre structure de marché dans cette région du monde est prête à intervenir au moindre changement, que pour l’heure nous ne voyons pas pointer à l’horizon avant deux ou trois ans. Les clients ne sont toutefois pas encore mûrs pour une intensification des affaires.
Comment maintenir le leadership en termes de coûts?
Blocher: Le plus important est que nous exploitions d’une manière permanente les possibilités de rationalisation des coûts. Rationaliser signifie en réalité remplacer du personnel par du capital. Malgré cette rationalisation très poussée EMS a quand même augmenté ses effectifs. L’avantage de la Suisse en tant que site de production réside dans le fait que son capital est très bon marché. Notre pays est un paradis pour les taux d’intérêt. Si nous parvenons à produire de la manière la plus rationnelle, ce qui se traduit pas des investissements lourds comme c’est généralement le cas d’EMS, nous payerons avec des taux bas un saut qualitatif de la production par comparaison avec d’autres pays.
EMS produit 75,8% de sa production en Suisse. Quels sont vos arguments pour défendre le site de production helvétique?
Blocher: La Suisse peut se targuer d’être un site de production très attractif pour des produits de très haute qualité, pas pour des produits de masse. En effet, notre pays peut s’appuyer sur un personnel très qualifié, fidèle, auquel on peut faire confiance. Elle bénéficie aussi d’une tradition de qualité, et comme nous l’avons vu d’un capital avantageux permettant de produire rationnellement. De plus le temps de travail est relativement long et les problèmes bureaucratiques n’apparaissent qu’en filigrane par rapport à la moyenne des pays membres de l’UE. En ce qui concerne la productivité je me suis rendu compte qu’elle est beaucoup plus élevée en Suisse qu’en Allemagne ou en France, bien que dans ces deux pays les salaires soient plus bas. Mais finalement ce qui prime ce n’est pas le niveau des salaires mais le fait qu’une heure de travail soit productive. Sur ce dernier point la Suisse a incontestablement quelques longueurs d’avance sur ses concurrents européens. L’Histoire a prouvé que la Suisse est uniquement prédestinée pour des produits de haute qualité. Elle ne sera jamais un site de production pour des produits de masse, à moins que le gouvernement ne fasse des erreurs graves de politique économique, qu’elle ne perde son attractivité fiscale, que le niveau de formation professionnelle recule, étc. Bref tant que les responsables politiques de ce pays continuent à prendre de bonnes décisions, la Suisse gardera son statut privilégié.
Quelle est l’influence du futur euro sur EMS?
Blocher: Commençons par les aspects positifs. Lorsque l’euro sera introduit nous n’aurons plus qu’une seule monnaie en Europe, ce qui pour nous simplifiera les choses de manière considérable. Mais je pense que l’euro finira par déstabiliser les pays de l’UE, car pour les uns il sera trop fort et pour les autres trop faible, ce qui pour EMS n’est pas de bonne augure étant donné que la plupart de nos clients appartiennent à cette zone géographique. Or si l’euro s’avère être un échec, les investisseurs chercheront des monnaies refuge telles le dollar, peut-être la livre sterling et certainement le franc suisse. Sans intervention de la BNS la monnaie helvétique serait alors trop forte, ce qui représenterait un danger de taille. Tout cela est de la musique d’avenir et nous n’envisageons pour l’heure aucune mesure particulière face à la venue de l’euro.
Combien d’emplois avez-vous créé en Suisse depuis que vous avez repris EMS en 1983?
Blocher: Près de 1100 postes de travail.
Que pensez-vous des efforts de la Suisse en matière d’encouragement au capital-risque?
Blocher: Je suis bien entendu pour l’encouragement au capital-risque. Mais je n’ai pas beaucoup de considération pour l’Etat qui promeut le capital-risque dans le sens qu’il subventionne les entreprises et leur accorde des facilités, car par définition l’entrepreneur est quelqu’un qu’on n’a pas le droit d’aider. Sinon ce n’est plus un entrepreneur. Il doit prendre ses propres responsabilités. En d’autres termes, l’Etat ne doit pas fausser la compétition entre les entreprises, d’autant plus qu’elles deviennent rapaces lorsque des deniers sont distribués. Si toutefois les sociaux-démocrates se prononcent pour un allègement fiscal je les rejoindrai.
A plusieurs reprises lors de conférences de presse vous avez exprimé votre opposition à la mode des années 80, années de diversifications et à celle des années 90, années de fusions et acquisitions, modes que les entreprises ne font que suivre. Que pensez-vous de la mode du <total quality management> et de celle du customers focus?
Blocher: Je reste sceptique à l’égard des modes. Cependant je pense que le fait de se concentrer sur les forces d’une entreprise est la bonne philosophie à adopter. Bien entendu tendre vers un absolu comporte certains inconvénients. Exemple, si en se concentrant sur les besoins de ses clients une entreprise en vient à négliger d’autres paramètres vitaux elle navigue dans des zones dangereuses. Pourtant, en principe, je soutiens fermement comme je l’ai dit la concentration sur les forces d’une entreprise. EMS a construit son succès sur cette philosophie. En 1983, j’étais encore le seul à militer dans ce sens. Par conséquent, je suis persuadé que la fusion qui a donné naissance à Novartis sera couronnée de succès, car il s’agit d’une concentration sur les forces. Le raisonnement est le même pour ABB. En revanche, en ce qui concerne la quasi fusion entre le CS Group et Winterthur Assurances j’ai des doutes. Je ne crois pas qu’il s’agisse d’une concentration sur les forces, mais de la recherche d’une taille critique. Quant au concept de <total quality management> je ne lui attache pas beaucoup d’importance. Il est clair que mettre en avant la qualité est certainement la bonne attitude à adopter, mais une fois encore il ne faut pas tendre vers un absolu. Par contre accorder une attention particulière aux besoins des clients rentre dans le cadre de la concentration sur les forces d’une entreprise.
Pourquoi le conseil d’administration d’EMS comporte-t-il encore des membres provenant de banques?
Blocher: Les raisons sont à la fois historiques et traditionnelles. Les personnes qui en font partie sont généralement présentes depuis de nombreuses années et leur expérience est précieuse. Remarquez que lorsque j’ai repris EMS, le conseil d’administration était composé de 11 membres. Entre-temps il a été réduit à 6 personnes. En réalité EMS est dirigé par le comité du conseil d’administration dont les membres ne dépassent guère 3 personnes, ce qui est amplement suffisant.
Comment percevez-vous l’image que donnent de vous les médias romands?
Blocher: Ce n’est pas une bonne image. J’observe que mon rôle de politicien n’est pas apprécié par les médias romands. Ce qui les dérange en particulier c’est ma position par rapport à l’Europe.
Mais votre image d’entrepreneur?
Blocher: Comme entrepreneur je n’ai rien constaté de négatif. Au contraire, il me semble que la presse romande a un certain respect de ma personne. A mon avis les médias économiques de la région francophone de Suisse ont à ce jour informé d’une façon très claire et précise les faits et chiffres d’EMS ainsi que mes prises de position en tant qu’entrepreneur.
Dans quelle mesure avez-vous profité des connaissances du marché financier de Martin Ebner?
Blocher: J’ai connu Martin Ebner lorsque je faisais mes études universitaires. Depuis cette époque nous sommes restés des amis très proches. Je travaille avec lui et BZ Bank très régulièrement. Par le passé déjà nous avions souvent été amenés à collaborer. Je suis client de la BZ Bank et j’ai toujours apprécié les conseils prodigués par cette institution. J’ai procédé à des placements en sa compagnie non pas parce qu’il est mon ami, mais parce qu’il est incontestablement le meilleur dans son domaine. Il a régulièrement introduit de nouveaux modèles, qui souvent sont nés de notre coopération, industrielle de mon côté, bancaire et financière de la sienne. Pour moi il n’y a aucun doute c’est un homme extrêmement habile, qui a beaucoup fait pour la Suisse en remettant les pendules à l’heure. Il s’est notamment demandé qui sont les véritables propriétaires de l’entreprise cotée en Bourse. Il a remis en question le pouvoir absolu du conseil d’administration. Il a insisté sur les politiques de niches. De surcroît, c’est un homme très indépendant qui ne doit rendre des comptes à personne. Bref, j’ai pu pleinement profité de ses connaissances financières.
Quelles sont vos prévisons pour l’économie suisse?
Blocher: Je suis convaincu que la fin de 6 années de récession a sonné en novembre de l’année dernière pour l’économie de notre pays. Les entreprises tournées vers l’exportation afficheront des résultats considérablement meilleurs à la fin de l’exercice en cours. Contrairement à ce que certains prétendent les cycles économiques continuent. le modèle que nous connaissons n’est donc pas remis en question. Par conséquent, sur le plan conjoncturel, l’Europe suit toujours encore l’Amérique.
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